En 2007, après une série d’articles dans la New Left Review, Franco Moretti, spécialiste d’histoire de la littérature et professeur à Stanford, avance dans son livre Graphs, Maps and Trees la notion de lecture « distanciée » ou « distante » (distant reading). Constatant que l’histoire de la littérature ne concernait le plus souvent que l’histoire des « grands textes », il propose d’appliquer des méthodes computationnelles – l’informatique et la statistique appliquées à l’histoire de la littérature – pour intégrer dans cette histoire l’ensemble des textes produits au XVIIIe et XIXe siècles ou, à tous le moins, plus que le faible pourcentage de la production littéraire de l’époque que représentent les « grands textes ». La première référence citée par Moretti est l’application des méthodes statistiques utilisées par l’école des Annales dans les années 1960 (graphs), qu’il associe aux cartes des géographes (maps) et à la théorie de l’évolution (trees).
La notion de lecture distanciée est emblématique des nouvelles méthodologies qui apparaissent à l’ère numérique et sont applicables aux sciences humaines et sociales. Dans le cas de l’histoire, elle implique de nouveaux modes de lecture des sources primaires, que nous avons explorés à plusieurs reprises. En elle-même, la proposition de Moretti n’est pas si révolutionnaire : lors de recherches d’ampleur, tout chercheur a besoin de prendre du recul pour analyser ses sources, de voir ses archives comme un ensemble de documents reliés entre eux, prenant du sens les uns en relation avec les autres. Dans le cas du comité Werner, il est difficile d’en comprendre la logique si l’on ne considère pas le contexte monétaire des années 1960, c’est-à-dire le dérèglement progressif de Bretton Woods, et des années 1970 – la fin de ce système monétaire international et le grand changement de paradigme des politiques économiques soit le glissement du keynésianisme vers le monétarisme et la théorie de l’offre.
Ce qui est facteur de changement « disruptif » chez Moretti est la possibilité d’appliquer ces méthodologies à des ensembles massifs de sources primaires, ce que l’on qualifierait aujourd’hui de Big Data appliqué à l’histoire. La « révolution », pour user d’un terme galvaudé dans le monde numérique, vient de ces quantités massives d’information que l’ordinateur nous permet de traiter.
Nous allons dans ce chapitre essayer d’appliquer cette notion de lecture distanciée au corpus publié par le Centre Virtuel de la Connaissance sur l’Europe sur les activités du comité Werner, bien que nous ne soyons pas ici face à un corpus regroupant des données massives. Nous structurerons notre chapitre en trois sections : un exposé méthodologique, un exposé des résultats et une réflexion sur les limites de cette méthode.
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